Une nuit de plus

Il existe...autant d'hommes que de femmes. Je ne parle pas en terme numérique mais en terme d'affinité. Pour chaque homme, une femme correspond, certains appelleront cela le principe des âmes-sœurs, je crois plus à un besoin de complémentarité. Une chose était sûre, je n'étais pas celle pour Jycrain, je peux même assurer que celle qui lui correspond doit être mon totale opposée, je suis juste là pour lui permette d'oublier qu'elle n'est pas encore à sa portée, qu'elle ne peut pas encore l'aider à accomplir son rêve.
Il est de ces hommes brisés profondément, mais dont on ne peut deviner la rupture sans s'aventurer sur un terrain miné, ces hommes avec un vide en eux, un vide qu'une chose peut combler, une seule.
Je déambulais sur le toit d'Era en plongeant mon regard dans le silence impénétrable des astres, arrivée à un angle je m'accroupis en regardant en contrebas. Cela faisait maintenant deux mois que ma relation avec Jycrain était devenue ambiguë. Je n'aimais pas vraiment cette situation, c'était humiliant, dangereux et cela m'obligeait à redoubler de prudence.
Je levai mes yeux interrogateurs vers la Lune, ronde et pleine, elle restait silencieuse...comme tout ce qui se trouvait ici.
J'aurais aimé qu'il ne pose jamais ses mains sur moi, si je l'avais repoussé à ce moment ça n'aurait pas commencé. Une voix résonna dans ma tête, comme pour m'enfoncer encore plus: « Idiote, tu n'avais aucune issue avec sa magie. » Je n'avais jamais compris pourquoi j'attirais certains hommes, je pense que je ne comprendrai jamais, du premier qui m'avait violée quand j'avais sept ans à Jycrain en passant par d'autres enfoirés, je n'avais jamais compris.
Le vent se leva, secouant mes courts cheveux noirs qui se fondaient dans la toile veloutée de la nuit, nous étions en hiver, pourtant je portais simplement ma combinaison toute noire et souple, à mon image.
Je me relevai et repris ma marche muette sur le toit, il fallait que je trouve un moyen d'empêcher ce sadique de me toucher. Moi...ça m'écœurait...me dégoutait... C'était la première fois que je ressentais ce genre de choses vis-à-vis d'un homme, mais cet homme avait la magie et un serment pour lui, je ne pouvais pas le tuer – or c'était la seule chose pour laquelle j'étais bonne à quelque chose, tuer. Eh oui, on ne se refait pas, je suis une excellente tueuse et la seule personne que je voulais tuer... Au fond cela me faisait un point commun avec lui, une envie inassouvie...tellement proche et pourtant si lointaine.
J'étais maintenant au bord du vide, un pas de plus, une mauvaise réception et adieu Yochi. Je n'étais pas désespérée à ce point. Alors je sautai, une seconde...deux secondes... Ne pas lutter contre la chute, l'accompagner doucement, comme si on la caressait pour l'apprivoiser, sentir l'air vous gifler en guise de mise en garde, enfin le contact avec le sol, orteils en premiers, se laisser entrainer de tout son poids en pliant les appuis, basculer, et transmettre l'énergie dans une roulade fluide pour ensuite se relever encore légèrement propulser par l'élan de la chute, tout en souplesse, en cas de poursuite j'aurais même pu profiter de cet élan pour partir en courant après ma roulade, ce qui compte c'est de ne jamais se raidir, tout doit être parfaitement fluide.
Devant moi s'étendaient maintenant les grandes marches d'Era, j'inspirais une bonne bouffée d'air frais. Je me raidis en entendant des applaudissements lents, froids, un tantinet cruels.

« Joli échauffement, Yochi-chan.

Je détestais qu'on utilise ce suffixe avec moi, ça sentait pas bon, et je ne parlais pas que de l'odeur du tatoué derrière moi qui commençait à chatouiller mes narines.
J'expirai en me calmant.

_Bon, qu'est-ce que tu veux ?

Je lui jetai un coup d'œil tout sauf aimable, il ne réagit que par une sorte de lueur amusée dans le regard. Je soupirai, il avait bien sûr fallut que je tombe sur lui ce soir...

_Tu me tutoies, maintenant ?

_Tu le fais bien.

Un sourire mesquin s'étira sur ses lèvres.

_Mais ici tu n'es rien qu'un pion de plus.

_Je préfère le terme lame.

_...

Je sais bien que c'est idiot mais il faut appeler les chose par ce qu'elles sont, je ne suis qu'une lame entachée qu'ils ne pourront ni nettoyer, ni rengainer, alors ils me tueront quand ils n'auront plus besoin de moi. Bah je trouverai une solution d'ici-là.
Un grenouille vint chercher « Maître Jycrain », j'allais enfin souffler un peu.
Je dévalai les escaliers, il y avait plusieurs routes partant d'Era, j'empruntai la troisième, celle qui allait vers le nord.
Après une demi-heure de marche il se mit à neiger, de gros flocons, tout blanc, c'est dommage, il ne faisait pas assez froid, ils allaient fondre en touchant le sol. Je m'arrêtai, regardant la neige tomber, paralysée. Des souvenirs ressurgissaient, des souvenirs encore douloureux. Tout d'un coup j'étais redevenue cette petite fille sur son île, au milieu de sa famille à l'histoire tracée dans le sang, cette petite fille persécutée mais pourtant secrètement vénérée comme l'espoir d'une famille quasiment disparue, tout ce qui comptait à cette époque c'était que je reste en vie, le reste importait bien peu, mais dans chaque souvenir, la neige blanche et pure qui tombait, inlassablement, comme aujourd'hui, je réussis à rebrousser chemin. La vue de la neige me rappelait toujours cette époque maudite, et surtout elle me rappelait ma mère.
Pitoyable, on pouvait dire que je l'étais, pour moi cette femme était un monstre bien plus terrible que dix Jycrain, dire que j'en étais sorti...un long frisson me parcouru à cette pensée, cela faisait longtemps que j'avais réalisé de quoi j'étais la fille, une femme sulfureuse, au caractère inégal, pour qui j'étais le symbole vivant de son humiliation.
Tandis que je voyais se profiler Era, je songeais à Jycrain à l'intérieur et priais pour qu'il soit occupé.
Mon cœur battait lentement mais fort à m'en faire mal, je m'appuyai contre un arbre en bordure de chemin, j'avais du mal à respirer, non... Ce n'était pas tout à fait ça. Ma gorge me brulait comme après une course éprouvante, un souffle rauque mais régulier franchissait mes lèvres, comme un doux râle bestial, ma tête tournait et le goût du sang me revenait en bouche, mes membres s'engourdissaient, pas encore ! Le monde chancelait autour de moi, ma vision se troublait, la soif de sang se faisait de plus en plus importante, j'avais l'impression d'entendre ma mère ricaner derrière moi, mon sang battait à mes oreilles et je sentis que je perdais peu à peu le contrôle de mon corps.
J'étais comme spectatrice à l'intérieur de moi-même, comme si un autre côté de moi s'était réveillé, et je savais quoi. Je fus bientôt aspirée et je n'eus plus conscience de rien.